A son tour, M. Pierre Girieud défend les droits régaliens de l'imagination. il se pose même en champion du sujet noble et, profondément imprégné de classicisme italien, trouve une spiritualité plus noble dans une Madone à l'Enfant que dans une Maternité simplement humaine. Il n'est point douteux que M. Maurice Denis est dans le vrai en estimant que l'oeuvre d'un grand peintre atteint les plus sublimes sommets lorsqu'il est exalté par un sujet noble, ainsi que l'on disait encore au début du dernier siècle. L'exemple choisi par lui est typique; de même plus près de nous, il est certain que l'émotion exprimée dans les Massacres de Scio est d'une qualité plus haute que celle de la Nature Morte au Homard du legs Moreau-Nélaton. Une maternité, quelque l'élévation du sentiment qui l'inspire, n'égalera jamais une madone tenant l'Enfant Jésus dans ses bras. Il est un axiome indiscuté : le contenant est toujours plus grand que le contenu qui pourrait, en un siècle où l'on accepte que les vérités mathématiques, trancher définitivement le différent qui divise les artistes depuis le triomphe des théories réalistes et naturalistes un peu périmées, datant de 1850. A cette époque, les peintres, las de voir les sujets nobles mal traités par l'Académie qui ne savait plus peindre et qui ne pensait pas noblement, affirmèrent que seule la qualité de la peinture importait et que la représentation directe d'un objet était un motif d'art se suffisant à lui-même. De surenchère en surenchère, on est arrivé à la suppression totale de l'objet, le but poursuivi par le peintre devenant le même que celui du droguiste combinant les volumes et les couleurs de la devanture de son magasin. Il a ainsi été prouvé, par l'absurde, que l'artiste, avant toute chose, devait être doué d'un œil de peintre. Il est étonnant qu'une telle proposition ait suscité tant d'efforts et un tel déluge de mots. Cette opinion a prévalu à tel point qu'aujourd'hui l'on a remplacé un poncif par un autre. Au fond des choses, l'Ecole est toujours l'Ecole, même lorsqu'elle émigre de la rue Bonaparte vers Montparnasse ou Montmartre. Les modèle de la place Pigalle font faillite au moment exact où les épiciers s'enrichissent en débitant les pommes de Cézanne. Et, puisque je prononce le nom de Cézanne, comme il a été mal compris! Comme on a défiguré tous ses mots! Comme on les a pressurés pour tenter d'en extraire le vide! Funeste manie des niveleurs que la grandeur offusque. Cézanne a dit, et on l'oublie trop volontiers : "un art qui n'a pas l'émotion pour principe n'est pas un art". Il parlait de l'émotion directement éprouvée devant l'un des motifs de la Nature, mais, à son insu (mais est-ce bien à son insu? Relisez le magnifique livre de notre cher et grand Joachim Gasquet), une nouvelle émotion, cérébrale celle-ci, venait se superposer à l'émotion visuelle. Il choisissait et son esprit développait un grand sujet : c'est ainsi que devant la Sainte Victoire, il pensait aux Barbares défaits par Marius, dans ces plaines, riches des meilleurs blés du monde, dominées par ces belles lignes de montagnes où se retrouvent l'ordre et la mesure enseignés par les Grecs et le Romains qui les ont nommés : l'Olympe de Trets, le mont Aurélien.
Les peintres uniquement réalistes ont répondu au besoin actuel de paresse d'esprit; il faut voir une oeuvre d'un coup d’œil, pouvoir dire : c'est de tel peintre. Quelle ambiance! Quel respect des valeurs! Quelle luminosité! Quelle couleur! Quel volume! etc... Cela vaut tant.
Il est nécessaire se s'attarder sur le plafond de la Sixtine, les chambre du Vatican, les Tintoret de l'école de Saint-Roch, la lutte de Jacob et de l'Ange à Saint-Sulpice, les Pèlerins d'Emmaüs au Louvre, si l'on désire bien les pénétrer. Mais aussi, quelles émotions profondes, d'où les joies données par le métier de peintre ne sont pas exclues, pour ceux qui disent :
car c'est vraiment Seigneur le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité.
Les luttes et les triomphes du réalisme n'ont point fait déchoir le grand et noble sujet, n'ont point aboli les droits régaliens de l'imagination, n'est-ce pas, Delacroix, Chasseriau, Puvis de Chavannes, Gauguin? C'est pour M. Maurice Denis un titre à notre reconnaissance de l'avoir affirmé dans son oeuvre peinte et par ses écrits.
Pour me résumer, je crois volontiers Pascal. "Qui veut faire l'ange, fait la bête" (lorsque les ailes font défaut, c'est ainsi qu'il convient de l'entendre); mais, pour parler mathématiquement, la réciproque n'est point vraie, et qui veut faire la bête ne fait pas l'ange. |