A l'heure où le jeune Galanis faisait antichambre à l'Assiette au beurre en compagnie de Van Dongen, à l'heure où Picasso vendait ses tableaux dix francs, rue des Martyrs, à un ancien lutteur et Utrillo les siens cent sous seulement place Pigalle, à un ancien boucher, un peintre à peine plus âgé qu'eux, Pierre Girieud, jouissait déjà d'une certaine notoriété. Arrivé de Provence sur l'aile du sirocco, le pétulant Gigi était le meilleur, le plus franc des compagnons. Son atelier de la rue des Saules, à l'ombre même du Lapin Agile, résonnait, jour et nuit d'un joyeux tintamarre. Heureusement, il n'avait d'autres voisins que les morts du cimetière. Ses réveillons étaient célèbres. On y venait de Montparnasse dans des fiacres aux chevaux fourbus, et le maître de maison accueillait, verre en main, des camarades qu'il n'avait jamais vus. Même, une année, deux chinois authentiques, en robe brodée d'or, qui étaient parait-il peintres diplômés de Pékin. Alors que ses camarades ne parvenaient pas à placer leurs œuvres, Girieud exposait déjà chez Druet, qui avait vendu son café restaurant pour ouvrir une galerie, faubourg Saint-Honoré. Le marchand lui versait chaque mois vingt-cinq louis d'or. Comme d'autre part, son père lui payait son loyer et lui envoyait cent francs par mois, Gigi était très riche. Chez Azon, aux Enfants de la Butte, où mangeaient tous les affamés du Bateau Lavoir, il était un des rares à payer et à offrir des tournées, car la bouteille ne lui faisait pas peur. Malgré tout nul ne le jalousait; ce n'était pas encore la mode. Chacun jugeait son succès mérité. Même les cubistes.
Et cependant, son art classique était bien éloigné du leur.
Ce classicisme, il est vrai, n'était pas dépourvu d'audace. Ayant rêvé de peindre une Tentation de Saint Antoine, - car les sujets religieux ou mythologiques avaient sa préférence - il représente le saint impudiquement nu devant une croix, entouré de personnages barbus que leurs chasubles, leurs mitres et leurs crosses d'or désignaient comme des prélats. Druet qui comptait en Russie de riches amateurs, pensa qu'une oeuvre de ce caractère se vendrait mieux la-bas et l'expédia à Moscou. Sans qu'on sût pourquoi, il avait eu l'idée baroque d'intituler ce tableau les Iconoclastes. Le terme épouvanta les fonctionnaires tsaristes. Briseurs d'images? Briseur d’icônes? C'était une provocation! D'autant plus évidente que les personnages ressemblaient à des archimandrites et que la scène se déroulait devant une basilique de style byzantin.
Ils retournèrent donc le tableau à son expéditeur mais, pour le rendre inoffensif, le barbouillèrent de céruse
|