Fiche bibliographique

Elder Marc - "Lettre de Province"
L'Amour de l'Art---

-Paris
mai 1920 p.31-32
Contenu sur Girieud
Il faut bien l’avouer : la ville de Nantes a mauvaise réputation. Nos grand’mères faisaient risette dans leurs berceaux, il y a moins d’un siècle, qu’on chassait encore par les mers, à coups de canon, les négriers nantais. Ils furent les derniers, obstinés, âpres, irréductibles. Corsaires, pirates, traitants : voilà des souvenirs de familles fort dommageables. Vous n’empêcherez pas nos honnêtes vides-goussets de faire la petite bouche. Pourtant, rentrés chez eux, ces marchands de bois d’ébène, qui s'entrevolaient leurs cargaisons à force de mitraille sur la côte d’Afrique, s’asseyaient dans les honneurs, bâtissaient des hôtels et couvaient sévèrement une famille pieuse, sou mise aux lois, fidèle au trône. Des architectes fameux élevaient leur balcon au dessus du port. A l’intérieur on ne ménageait ni l’acajou, ni les sculptures. Watteau, Boucher, Natoire peignaient les trumeaux. Ainsi s’égaillait l’or des trafics. Aujourd’hui on achète des soixante chevaux, on balafre les routes ; ou bien, gagné de la folie américaine, on fait de l’argent sans souffler, jusqu’à la culbute. Les petits-neveux des requins de la rivière de Nantes ont de qui tenir! N’exagérons rien. Quelques-uns savent encore le prix des repos qui anoblissent une carrière et les joies secrètes que les artistes ménagent dans l’intimité à ceux dont le cœur est sonore comme un cristal. Avant la guerre la “ Société des Amis des Arts ’’ avait pris l’initiative d’organiser chaque année une exposition de peinture à laquelle, sans distinction, tous les artistes étaient conviés. Louable éclectisme! Longtemps avant la renommée, Vuillard, Roussel, Simon, Maurice Denis, Bonnard exposèrent à Nantes. Des amateurs se découvrirent à la fréquentation des peintres et recrutèrent là le noyau d’une collection qu’ils élargirent par la suite au Salon des Indépendants. L’œuvre entière de Lepère, si souple, si varié, s'abrite dans les cartons d’un Nantais et voisine au mur avec Cazin, Fantin-Latour, Marie Laurencin, Laboureur. Voici, chez cet autre, un merveilleux portrait de Manet, pastel à la fois hardi et raffiné ; des Maurice Denis près de Simon, Dethomas, Guérin, Hélène Dufau. Plus loin vous trouverez le sensible et rythmique Vallotton, Luce, Cross, Ottmann, Deltombe. Ici, au cœur d’un parc, se cachent d'Espagnat, Diriks, une fresque tranquille de Déziré “l’Age d’Or”. Là, Brunelleschi, Van Coppenole, Domergue-Lagarde, Ekegardh. Et s'il vous plaît de passer les ponts, vous aventurant outre-Loire jusqu’au faubourg où cet homme sage et courtois a fixé sa retraite, vous serez accueilli par une compagnie d’élite : Ménard, Lebasque, Aman-Jean, Henri Martin, Lemordant, Carrière, Flandrin... J’en passe! Une collection éclatante de Roussel, Zak, Marinot, Bernard Naudin, Bartholomé, Rodin... Excusez ma mémoire qui cite au hasard, tout pêle-mêle!... Mais la guerre a clos les portes sur les cabinets de peintures. Les soins sont ailleurs; les deuils au foyer. Un homme de foi survient qui relève les tristesses, secoue les sommeils : le peintre Deltombe fonde à Nantes une revue d’avant-garde : “la Gerbe”. Des bois de Colin, Morin-Jean, A.-M. Martin ornent son texte, et aussi ces dessins pleins d’accent dont Louise Hervieu renforce ses proses harmonieuses. Enfin, pour accélérer l’élan, couronner l’effort, Nantes — et je crois bien qu’elle est la première ville de France à donner le bon exemple — vient de créer une “ Société d’initiative et de Documentation artistique ”. Le très fin et disert M. Veil, adjoint aux Beaux-Arts, en fut le promoteur. La municipalité la subventionne. Ses membres apportent l’obole ou le présent selon leurs ressources; et elle ne rougit pas de quêter des dons aux artistes. Car, si elle prétend instruire la ville des mouvements artistiques originaux, cette Société se propose avant tout de constituer au Musée une salle de peinture moderne, jeune, vivante. Avouez que tout cela n’est pas trop mal pour des marchands? ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- p.32 DESSIN DE PIERRE GIRIEUD